La minute de Jules
Il est 17H et quelques minutes. Jules a les yeux rivés sur son tout nouveau chronomètre. Il fait le tour des bracelets-montres des invités. Elles affichent toutes 17H12. Le désarroi du Petit Prince s’est emparé de Jules et de sa question horaire. Le Petit Prince reste perplexe. Jules a un air grave. Son appareil rutilant affiche 17H11. Il a perdu sa minute. Quelle est la bonne heure? Le grand à sa gauche ou à sa droite, il ne sait pas trop bien encore, enfin à coté de lui, lui souffle : « Seule l'horloge parlante est fiable ». Une horloge qui parle? Le grand pianote 3699 sur son mobile. Lui collant le combiné sur l'oreille, Jules entend très distinctement : « Au 4ème top, il sera exactement 17H13 minutes ». Son œil se précipite sur son cadran : 17H12. Il lui en manque toujours une. Les sourcils froncés, sa tension le fait dandiner d’un pied sur l’autre. Impossible ici d'arrêter le temps pour se mettre à l'heure. Sur l’hémisphère du Petit Prince, il en est tout autrement, le temps n'est pas compté. Seule la ronde du soleil et de la lune donnent un rythme.
Jules expérimente le sablier de la vie qui lui échappe chaque matin. Ses chocapiks restent au fond de son bol, son verre de lait à demi plein, ses lacets pas noués et son sac à dos qui s’accroche tant bien que mal à une épaule. « On va être en retard… », la mélodie du matin…
Son chronomètre, comme un collier de perles précieuses autour du cou est son objet d'amour du moment, la seule attraction de sa conscience qui s’éveille. Jules persévère. Il sait déjà qu'il doit s'obstiner pour ne pas se résigner à la fatalité apparente des choses de la vie. Il veut comprendre. Il veut récupérer sa minute. « Etre prisonnier du temps » disent les grands, dont l’écoulement des heures se dérobe à eux. Jules ne veut rien savoir. Devant lui se déroule le temps dans sa perception infinie. Il a tout son temps et il ne veut pas en perdre une miette, ne pas être à la traîne des adultes. Une minute de Jules équivaut à un moment d’éternité, une longue minute hors champ, intemporelle.
Il pianote sur tous les boutons du chronomètre, les tâtonnements de l'enfance sont à l’œuvre, aux aguets. Et Jules perçoit que tous ces grands ne savent pas plus que lui. Il est seul à vouloir récupérer sa minute, car sans elle le jour est détraqué. Comment vibrer sur la tonalité de cette journée qui se déroule autour de lui, s’il se sent décalé.
Ce bidule autour de son cou qui l'avait tant réjoui, a perdu de sa magie. Va-t-il devoir le dompter cet objet insolite, y renoncer, l’abandonner, se résigner à cette minute disparue mystérieusement ? Apprivoiser un chronomètre est plus qu'un défi, une chimère. Le Petit Prince a hâte de retourner sur sa planète, écrin de ses désirs.
Une minute de moins... Je dois la récupérer avant que la nuit tombe et enfouisse tous mes espoirs initiatiques.
Jules reconnait bien ce manque remplacé chaque jour par un autre. Il tente de l'attraper, l'enfermer pour le capturer, rien à faire. Il poursuit avec pugnacité tout ce qui lui échappe.
Une minute devrait mieux s’attraper qu'un papillon qui s’envole dès qu’on l’approche, quand il s’enfuit à sa guise. Mais la minute est toujours là, insolente, bruyante à toujours vouloir rappeler son absence. Alors celle-là, celle qui le nargue, qui s'est évadée, elle va bien revenir.
Il est confiant. Son père est là, sans se prononcer sur cette minute manquante. Du haut de son mètre dix, il peut entrevoir ses souliers vernis sur le gazon, qui le dépassent, le contournent, l'entourent. Son regard complice lui insuffle : « Si tu cherches, tu vas la retrouver ta minute ». Les yeux de Jules se confondent avec ceux du Petit Prince, toujours là, dans l’ombre. Ils pétillent.
Le temps s'est enroulé sur les herbes folles du jardin. Maintenant il est 17H14 sur le chronomètre de Jules et 17H15 sur les autres cadrans des invités.
Ne pas avoir la bonne-heure est-ce un malheur ou signe du bonheur. Ce trou dans l’enveloppe temporelle dessinerait-il des horizons imprévus ?
Mais quelle est la bonne heure ? Celle de son ordinateur, qui stoïque affiche toujours une heure, incontestable, celle de son père qui ne sait jamais l'heure qu’il est. Sa mère, toujours en retard, la boulangère très en avance sur l’heure de Jules. Jules retient son heure. Il a déjà perdu une minute, il ne laissera pas en échapper une de plus. Il comprend que son Chrono-Maître s'est moqué de lui. Il doit réfléchir.
Tournant les talons, Jules s’isole, allongé dans l’herbe. Le grand le rejoint. Ils cherchent le bonheur sur le parterre des trèfles. Jules a oublié temporairement sa minute. Attentif, il étudie les feuilles, appliqué pour trouver LE quatre feuilles, une autre quadrature du cercle…
LN et des clins d'oeil de Charlie