Le jour se lève à peine sur la ville. Au second étage, Arcan entrouvre les yeux. Derrière le voile de la nuit encore présente, un rayon de lumière lui suggère de se lever. Machinalement, il presse la touche de son PC. Quelques sons familiers ponctuent ses étirements matinaux. Dehors, les arbres nus se courbent contre la brume et le vent. L’hiver y a élu domicile. La coulée blanchâtre tombée du ciel, annonce le givre. Attablé dans sa cuisine, ses pensées échouent à mettre de l’ordre dans son avenir. Plus rien ne retient son attention. Son regard balaye furtivement son univers.
Le reflet de ses tourments, se détoure à la surface noire de son café. De nouveau, il pense à sa voisine. Elle martèle ses pensées. Il doit se décider, déjà trois jours qu’il ne l’a pas vue, ni perçu le moindre mouvement chez elle. Il ne connait d’elle que sa silhouette, son allure vive, ses rythmes noctambules. La douche brûlante ouvre ses pores, il conclut son éveil par l’eau glaciale. Ses gestes rapides l’habillent en un temps record. Envahi d’une angoisse inattendue, il se sent mélancolique.
« Prends ta vie en main, sinon tu resteras à la merci des autres », la sentence de son père cisaille son abdomen, obstrue une seconde sa conscience. Qui sont ces autres ? Lui qui est inexorablement seul. Il y a juste elle, sa voisine, qui subrepticement a infiltré la monotonie de son existence. Chaque jour il guette ses pas dans l’escalier. Aujourd’hui, il doit vérifier qu’elle est toujours là. Et s’il lui était arrivé quelque chose, là tout près, juste au dessus de chez lui, sans qu’il n’ait eu l’intelligence ou plutôt la moindre attention à l’égard des autres, de la vie, en dehors de son existence minable. Une autre voix résonne en lui, il ne sait plus d’où elle vient, de son père, sa mère ou son frère disparu. La même confusion opacifie ses souvenirs d’enfance. « Prends soin des autres, des tiens, ils sont les garants de ton existence... N’oublie jamais que ta vie dépend de ton regard». Il ne comprend toujours pas le sens caché de cette injonction, mais l’’intensité de ces mots lui enjoint de ne plus perdre de temps.
Ses pas le précipitent dans l’escalier. Troisième étage. Un fond de silence résonne dans son entrejambe. Pas de sonnette, une seule inscription - Mélo - d’une écriture enfantine, dans le cercle d’une clef de sol, gravée sur la peinture carmin de la porte. Il pianote une énième fois sur le chambranle. Il colle son oreille : aucun frémissement, pas la moindre octave. Il entre sans y être invité. Pas de vestibule, ni de corridor. Directement, il trébuche sur le dénuement d’une pièce. Seul un meuble brise la vacuité de l’espace, une table basse où s’empilent les cris étouffés du manque, les expirations d’une décadence suicidaire. Tout l’attirail de la défonce gît là : une cuillère roussie par la flamme, du papier à rouler, un morceau de miroir éclaté, un garrot. Au bout de la pièce, l’opacité blanchâtre du claustra japonais, anéantit ses hésitations à poursuivre son exploration. Un secret de corps de femme froisse l’horizon de ses certitudes. Etendue sur le ventre, en escargot colimaçon, sa peau métisse apparaît sur le lobe de ses pieds qui dépassent. Sa nuque « d’un infini roulé blanc », émerge des contours de sa silhouette, perlée dans le drap de coton, gris pâle.
Arcan se fige d’émotions, débordé par ses sens. Une légèreté furtive l’enveloppe. D’un flash éblouissant, il sillonne les aspérités de la vie de sa voisine. Son hyper-vision l’entraine sur les pentes vertigineuses des ombres de l’existence de Mélophine. Il a découvert depuis peu, son aptitude à évoluer à son gré, dans l’intériorité de ceux qu’il a choisi d’approcher, pour déchiffrer le mystère de leurs âmes. La spirale d’une lumière intérieure lui rappelle qu’il se trouve à l’orée de son acuité momentanée, et qu’il ne doit pas en abuser. Il s’immisce dans la conscience de Mélophine. Il se concentre, ferme les yeux et pénètre au fond des cryptes où sourdent des cris étouffés, des sanglots ravalés. Le vrombissement puissant d’un avion déchire ses tympans, le ramène au seuil du réel. En image ralentie, à pas feutrés, Arcan s’approche. Son pouce hésitant presse le point de vigilance du cœur, à la marge d’une tache bleutée hémato-phone. Le pouls de Mélophine bat en cadence régulière une sonate de Chopin. Rassuré, il s’en retourne à la désolation du salon.
Dans une joie intérieure, contenue, Arcan dézingue l’atmosphère mélancolique : les cendriers se vident, la cafetière ronronne, la table basse fait peau neuve. Ici aucun siège pour prendre place. On ne fait que passer. A contrario, il décide de s’attarder, s’assied par terre, décapsule la dernière bière et s’imagine être un autre qu’il y a une heure. Il perçoit une agitation dans la chambre. Sa montre indique 16H17. Il se retourne, elle est debout, fragile, béquillée à la porte. Elle le regarde. Médusé, il lui sourit.
Le cœur de Mélophine se réaccorde. Elle murmure un psaume a capella. Dans l’interstice de ses pupilles, elle l’interroge, sans un mot. Ses grands yeux noisette l’envoûtent. Il balbutie.
- Je suis passé voir si tout allait bien. Je ne vous ai pas vue depuis trois jours…
Mélophine a la sale habitude de se méfier. Pas d’exception pour l’intrus. Elle reconnaît le voisin du deuxième. Sans le perdre de vue, elle se poste face à lui, s’installe et plante ses étourdissements dans son cortex. D’une seule voix, elle lui synchronise le dernier requiem de sa vie. Submergé, il se rétracte, lutte pour s’en échapper. Contre son gré, la mélodie de Mélophine l’envahit. Il explore ses vibrations souterraines, archéologiques. Il prend ses douleurs, les conjugue en vain. Il est 17h. L’héroïne est toujours là, assise, blottie, encapuchonnée dans son pull trop grand. Quant à lui, vidé, anéanti, il se souvient. Quand son frère a disparu, il a avalé la douleur de sa mère. Toujours là, elle retentit sur l’horizon de celle de Mélophine. Comme une marionnette, son corps se déplie, par à coups. Abasourdis, hors du temps de cette journée là, les deux s’étonnent. Elle, d’être toujours en vie, lui, toujours animé de ce désir d’y croire, à la vie, l’en-vie. L’ombre du soir tempère leurs élans. La noirceur planétaire semble ravaler tout désir de lever le voile de l’autre.
- Je vais rentrer.
Elle n’a toujours rien dit. Ses yeux lui intiment de rester.
Il hésite, n’est pas sûr de l’avoir compris. Il se lève, dans le frigo, seuls deux yaourts le défient de s’attarder davantage. Elle sourit, il se rassoit, désignant la cafetière qui hulule :
- Avec ou sans sucre ?
- On commande des pizzas ?
Elle s’esclaffe d’une joie infantile comme lorsqu’elle jouait, enfant.
Mijoty s’étrangle en buvant son infusion du soir. Un signe... Elle s’est promis de vérifier l’état de Mélophine avant ce soir. 19h17 ... Elle enfourche son tubeless. Dans le soleil couchant, elle entend une symphonie complice. Confiante, elle s’en retourne. Sa bouilloire sifflote. Dehors, un souffle glacial, consigne les humains chez eux.
A suivre...
LN